C’est son avis « La dette à l’égard des aïeux pèse lourd sur les épaules »
Dominique Jacques-Jouvenot, professeure de socio-anthropologie à l’université de Franche-Comté (LASA-UBFC), explique les ressorts sociologiques qui sont activés dans la transmission de l’exploitation agricole (1).
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La fabrique du successeur, « mâle » de préférence
La famille agricole va façonner l’enfant qu’elle considère comme apte à reprendre l’exploitation. Le successeur désigné sera présumé « compétent », même s’il ne finit pas ses études agricoles, par exemple. Il y a une forme d’aveuglement ou d’autopersuasion des parents dès lors qu’ils ont choisi leur héritier. Lequel doit s’approprier son rôle de successeur.
Il est frappant de voir le déni qui entoure cette désignation. Les parents démentent tout projet sur l’enfant : « Il fera ce qu’il voudra », assurent-ils. Ce déni est partagé par l’enfant, qui se convaincra qu’il a choisi lui-même de reprendre la ferme. « Il avait le métier dans le sang », concluront les parents une fois l’affaire faite. Cette référence au « sang » évoque bien la filiation biologique.
Idéalement, le successeur est un garçon. Dans le milieu de l’élevage en particulier, naître fille n’est pas un atout. Statistiquement, et même s’il y a des évolutions, les filles seront souvent choisies par défaut.
L’obligation de faire durer le patrimoine
Les exploitations familiales se transmettent encore majoritairement au sein de la famille. Le père, qui a reçu la ferme du grand-père, va la léguer à son fils. La transmission s’inscrit dans le temps long de l’intergénérationnel, où chacun est tour à tour donataire puis donateur. Tous sont pris dans une économie du don, endettés à l’égard des générations précédentes. Et tous transportent des histoires de lignée qui les dépassent.
Contrairement à la cessation d’activité, transmettre signifie « séparer sans rupture ». Le but est de pérenniser le patrimoine. Cette responsabilité fait peser une pression forte sur le successeur qui engage non seulement sa vie, mais aussi l’héritage de ses aïeux !
Ainsi, arrêter le métier précocement, c’est-à-dire avant la retraite, est difficile à assumer vis-à-vis de ses pairs. « Il n’a pas su préserver ce que ses anciens ont fait ! » entendra celui qui osera quitter le bateau…
Cette filiation s’observe même dans le cadre des installations hors cadre familial. Les cédants ne choisissent pas le repreneur uniquement en fonction de la valeur économique qu’il est prêt à payer. Ils vont projeter sur lui les mêmes attentes que vis-à-vis d’un fils. Sous-entendu : « Vient-il avec une femme et aura-t-il des enfants qui reprendront à leur tour ? »
Un élu et des exclus
Il est fréquent d’entendre les frères et sœurs dire que le successeur a été « privilégié », et eux « spoliés ». Et ce jugement ne concerne pas seulement l’héritage patrimonial.
Chacun y va de son appréciation et de son système d’équivalence. Pour les parents, il est logique que le repreneur ait des compensations car « son métier est plus difficile que celui de salarié à l’extérieur » et, de surcroît, il porte sur ses épaules la dette à l’égard des aïeux. Les collatéraux sont souvent contents que la ferme reste dans la famille et apprécient aussi les vacances à la campagne. Et ils comptent aussi, sans trop l’avouer, que le successeur s’occupera de leurs vieux parents…
Propos recueillis par Sophie Bergot(1) Elle est l’auteure de « Choix du successeur et transmission patrimoniale », éditions L’Harmattan, 1997.
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